Pour de faux mais vraiment : leçon du jeu de rôles grandeur nature
L’opinion commune, tout comme les études sur le jeu opposent volontiers réalité et fiction, société et jeu. « L’opposé du jeu n’est pas le sérieux, mais… la réalité » écrivait Freud1. Il se faisait l’écho d’un présupposé encore largement partagé. Le jeu représenterait une menace pour l’individu et la société dans la mesure même où il est fictionnel (bien que sa vertu socialisante soit par ailleurs unanimement reconnue). En réalité, le ludique résulte au contraire de l’agencement de dimensions apparemment exclusives, et certains jeux, même pratiqués pour s’évader, ont pour effet de créer chez les joueurs un rapport « réaliste » à la réalité, ou pour le dire d’une autre manière, le sens du jeu le plus développé se rencontre chez ceux dont le sens de la réalité est particulièrement aiguisé. C’est du moins ce que l’ethnographie du jeu de rôles grandeur nature fait apparaître2.
Le Grandeur Nature est éclairant à cet égard parce qu'il est, de tous les jeux, celui qui suppose la plus grande immersion fictionnelle : on y incarne physiquement et mentalement un personnage (son caractère, son passé, ses motivations) au cours de parties qui peuvent durer plusieurs jours sans interruption. Résultat de ce dispositif unique en son genre : les fictions ne sont pas virtuelles, médiatisées, spectacularisées, mais réelles. Elles se produisent vraiment et les événements du personnage s’inscrivent dans le vécu du joueur. Ainsi, le meilleur souvenir de jeu est-il rarement propre à la réalité de la fiction (le baron est mort, la peste a emporté mon frère), mais plutôt à l’émotion du joueur à travers elle. Savoir jouer, ce n’est donc pas être capable de tourner le dos à la réalité, mais être capable d’articuler convenablement la dimension fictionnelle et la dimension réelle du jeu. Il n’y a pas d’un côté la réalité et de l’autre la fiction, il y a un emboitement par contrainte (si le joueur est jeune et timide, il ne parviendra sans doute pas à être crédible en chef de guerre charismatique) et par contrat (si ce chef de guerre est blessé, le joueur ne pourra plus courir comme il le peut cependant). Les erreurs de jeu classiques, tous les moments de crispation peuvent être décrits et expliqués par un dérèglement, un trouble ou un abus de la convention ludique. Le tricheur est justement celui qui va exploiter cette articulation : par exemple, il utilisera « en jeu » une information que son personnage ignore.
Au lieu de décrire le jeu de rôles grandeur nature en termes de déréalisation ou de mise entre parenthèses de la réalité ordinaire, il est plus intéressant d’essayer de décrire son paradigme fonctionnel en mettant en évidence l’existence d’une compétence ludique qui s’acquiert. Les qualités que les rôlistes s’attribuent le plus fréquemment, à savoir l’humour, la capacité de prendre du recul, la perception des enjeux relationnels, manifestent chez eux, contrairement au préjugé, l’existence d’une « culture de la réalité ». Jouer grandeur nature semble, en effet, à la fois nécessiter et produire une conscience du caractère artificiel des cadres de l’expérience, la découverte de la nature foncièrement conventionnelle du monde social. Là réside sans doute, plus que dans un hypothétique refus de la réalité ou refuge dans des mondes virtuels, la dimension subversive du jeu. Comprendre ce que jouer veut dire implique d’inverser la formule consacrée. Ce n'est pas tant « la suspension volontaire de l’incrédulité » (Coleridge) qui est la condition de la fiction ludique qu’une augmentation volontaire de la croyance. Le joueur n’a pas à rougir de vivre pour de faux mais vraiment dans un monde où l’on vit vraiment mais très souvent pour de faux.Â
Ce texte rédigé en février 2010 est la proposition, renoncée, faute de temps, à contribuer au numéro thématique de la Revue des Sciences Sociales, « Jeux et enjeux », coordonné par David Le Breton et Patrick Schmoll.
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Un appel à proposition : Genre et jeux vidéos (Univ. Lyon I)
" Nés dans les années 1960, les jeux vidéo ont, en quelques décennies, accédé au rang de phénomène économique et culturel majeur. Le succès de ces productions auprès des adolescent-e-s a suscité et suscite encore de nombreux débats profanes, essentiellement centrés sur les thèmes de l’addiction, de la violence, de la déconnexion du réel, du conditionnement des imaginaires.
La recherche sur les jeux vidéo a montré, en interrogeant notamment la réalité des pratiques ludiques et les représentations à l’œuvre dans les jeux, les limites de ce paradigme du risque.
Par ailleurs, alors même que le genre (gender) constitue le cadre anthropologique des phénomènes de subjectivation et d’objectivation propres au jeu vidéo, on constate, en France tout au moins, que cette façon d’envisager les choses reste quasiment impensée par les scientifiques.
Il s’agira dans ce colloque d’interroger, dans une perspective de genre, les jeux eux-mêmes (analyses de contenus, études de mythes et sagas, réflexion sur les catégories vidéo-ludiques…), leurs modes de production (technique, esthétique, économique…), leurs modes de réception (pratiques et pratiquant-e-s, usages ludiques et détournés, discours sur…), leurs relations aux autres produits culturels (cinéma, littérature, arts plastiques…)
Si certaines approches s’imposent (culturelle, queer, esthétique, communicationnelle, historique, philosophique, ethnologique, sociologique, psychologique) toutes seront les bienvenues. Nous pensons en effet que la recherche vidéo-ludique doit se construire sur la pluralité des approches et des méthodes. Les propositions résultant de croisements disciplinaires seront particulièrement appréciées. "